Épisode précédent: L'innocuité ou la preuve impossible

Le principe de précaution voulant que des points de vue minoritaires puissent prévaloir, un problème qui se pose est de savoir quand un point de vue particulier est suffisamment crédible pour être considéré sérieusement. Il ne s'agit pas en effet de laisser la porte ouverte aux charlatans. Pour ceux qui prennent une décision, il s'agit de savoir qui écouter et de se donner des critères pour cela. Inversement, pour celui qui a un point de vue, il s'agit de savoir comment faire pour être écouté et aussi comment éliminer les autres points de vue, de façon à s'assurer que la décision attendue soit prise.

On pourrait simplement penser qu'il suffit d'avoir une tribune et de présenter des arguments rationnels de façon claire pour devenir crédible. Or divers évènements montrent que c'est loin d'être le cas et qu'on peut même défier la logique en toute impunité.

Un mécanisme auto-entretenu

Le principe de précaution est un principe juridique; un premier moyen de renforcer sa crédibilité est de gagner des procès, pas nécessairement directement liés au principe de précaution d'ailleurs. Gagner des procès montre aux décideurs qu'il y a des opposants bien organisés au moins sur le plan du droit, capable de faire valoir leur point de vue devant les tribunaux. Les associations écologistes se sont ainsi en partie imposées au gouvernement en gagnant des procès dans divers domaines de la politique environnementale. Cette façon de procéder n'est pas indépendante de présenter des arguments rationnels: un juge analyse les arguments avancés par chacune des parties et se prononce selon ceux-ci. Si on a vu que cela pouvait donner des décisions élaborées, ils ne sont toutefois pas à l'abri des peurs ou des préjugés de leur temps ni infaillibles dans leurs raisonnements, comme on l'a vu avec les antennes-relais.

Les décideurs politiques, quant à eux, ont à faire à plus d'influences. Ils peuvent ne pas vouloir être traduits devant les tribunaux, ils ont aussi à se concilier l'opinion publique pour obtenir une éventuelle réélection. Les décisions des tribunaux acquièrent ainsi un effet supérieur à la simple jurisprudence, elles peuvent aussi donner une crédibilité supérieure à celui qui a gagné via au moins un effet de dissuasion. Il peut aussi sembler expédient aux politiques de décider dans le sens de la vox populi, quoique puisse dire l'état de la science; en procédant ainsi, ils donnent à la fois crédibilité aux vues de militants et légitimité à leurs demandes. C'est aussi la base d'un cercle auto-entretenu, une thèse voit sa crédibilité renforcée et devient encore plus populaire dans l'opinion qui pense alors que cette thèse est décidément dans le vrai, il devient alors de plus en plus difficile au politique de résister à la vox populi, et ainsi de suite. Que la thèse soit anxiogène ne peut sans doute qu'aider à son adoption, les politiques s'enfermant alors dans un cycle où il s'agit de toujours rassurer en montrant qu'on se prémunit contre les risques dont on grossit par là même l'importance.

Inversement, tenir des propos faux ou mal fondés peut devenir une cause majeure de décrédibilisation, surtout lorsqu'on est censé représenter une institution ayant vocation à faire autorité. Par exemple, en 1996, l'Académie de Médecine publia un rapport sous-estimant de plusieurs ordres de grandeur les décès prévisibles dus à l'amiante par rapport à l'expertise collective de l'INSERM (en deux parties), rendue publique quelques mois plus tard, et basée sur une étude de l'ensemble de la littérature scientifique disponible à l'époque. Ce rapport de l'Académie n'a pas contribué à la crédibilité de son auteur, mais aussi a détérioré le crédit qu'on pouvait porter à l'Académie de Médecine.

Dans le même ordre d'idées, les défaites devant les tribunaux et les décisions politiques allant à l'encontre des avis d'experts sont particulièrement dommageables pour le consensus scientifique. Il existe bien des raisons pour lesquelles les politiques peuvent refuser de suivre ces conseils, dont de parfaitement valables, comme n'être pas sûr de pouvoir faire respecter une règlementation telle qu'elle ressort des conseils donnés. Cependant, de telles explications sont rarement données. Il est alors inévitable que de tels évènements soient vus en partie comme l'invalidation des thèses communément admises jusque là. Que les thèses généralement acceptées l'emportent lors des procès ou que les avis des experts soient suivis par les politiques sont des choses communes, c'est l'inverse qui est exceptionnel et dont il sera rendu compte. De plus, les experts sont souvent des gens qui ont une occupation autre que de donner des interviews ou expliquer publiquement leur position et les décisions des politiques — qui peuvent aussi être leur supérieur hiérarchique — à l'inverse des militants dont une des occupations principales est de faire connaître leurs thèses et la nécessité de leur triomphe. Ainsi quand la justice fait détruire une antenne-relais pour un prétendu danger ou quand la mairie de Paris fait enlever le wifi de ses bibliothèques ou encore quand Bernard Kouchner arrête la campagne de vaccination contre l'hépatite B, ce ne sont pas seulement ceux qui crient au loup qui deviennent plus crédibles, ce sont aussi les experts et leurs opinions assises sur les connaissances de leur temps qui sont décrédibilisées.

Faire le vide d'experts pour faire le plein de militants

Une tactique se fait alors jour: plutôt que de tenter d'imposer directement ses opinions, l'idée est de décrédibiliser les thèses adverses en s'attaquant à l'orateur par un argument ad personnam. Le but est alors moins de convaincre que de faire en sorte que les experts, avançant des arguments rationnels, ne puissent plus être des interlocuteurs recevables. Il est en effet fort ingrat d'argumenter sans l'aide d'éléments tangibles; mieux vaut alors faire en sorte que seules son opinion soit recevable pour l'emporter.

La forme la plus brutale, mais non dénuée d'efficacité, est d'accuser l'institution à laquelle appartient l'orateur d'avoir sciemment caché une terrible vérité. C'est ainsi qu'au cours d'une audition publique de 2009 au Sénat à propos du principe de précaution et de son inscription dans la constitution, Marie-Christine Blandin oppose aux orateurs scientifiques, qui viennent de se plaindre d'une certaine désaffection pour les arguments rationnels, les rapports où (les académies) approuvaient l'amiante comme non dangereuse. Ce faisant, elle rejette le propos des orateurs venant des académies des sciences et de médecine, sans même regarder le contenu de l'argumentation et les éléments tangibles sur laquelle elle est fondée. Une autre tactique est de profiter de l'ignorance des détails des expériences menées par le passé dans le grand public: elle veut aussi que le citoyen puisse demander qu'on mette des souris et des rats autour des boîtes hi-fi (sic) et des antennes pour en finir, pour savoir s'il s'agit ou non de phantasmes, de craintes millénaristes ou d'un risque réel. Dans le cas des antennes relais, il suffit de survoler rapidement la recommandation concernant les champs électriques pour s'apercevoir que sur 29 pages, 5 sont consacrées aux références bibliographiques et 10 à un résumé des principaux résultats des expériences menées en la matière. Il s'agit ainsi de faire croire que les considérations de santé ont été absentes lors de la construction des normes et de faire passer les experts du domaine pour d'éternels rêveurs dans le meilleur des cas, bref de les disqualifier pour incompétence.

Une autre tactique a aussi un grand succès: alléguer que les experts rendant les avis sont la proie de conflit d'intérêts, pour demander à ce qu'ils soient remplacés par d'autres personnes, supposées incorruptibles. Cette demande a un fondement valable: investir dans une technique ou un produit autorisé selon les règles du principe de précaution suppose d'engager des moyens importants. Le produit devient alors essentiel à la survie de l'entreprise, au point qu'à l'intérêt général, un membre de l’aréopage d'experts chargé d'évaluer les risques et les bénéfices soit tenté de préférer les intérêts de son employeur ou de son mécène qui commercialise le produit en question. Ce risque existe réellement, le Mediator® l'a encore illustré récemment. C'est pourquoi il est de bonne politique d'obliger les participants à ces collèges de déclarer quels intérêts les lient aux acteurs en présence et d'essayer d'y nommer seulement des personnes qui ne peuvent pas céder à une basique tentation monétaire. Mais on ne peut pas exclure toutes les personnes qui ont des contacts avec l'industrie: les chercheurs sont souvent des gens passionnés par leur domaine et qui cherchent donc aussi à voir leurs découvertes appliquées. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les entreprises privées emploient des personnes pour leurs compétences dans leur domaine, pas seulement pour influencer divers forums officiels. Ce qui fait qu'il est intéressant de rencontrer des employés de firmes privées pour enrichir ses connaissances voire même d'y travailler.

La question du conflit d'intérêt repose aussi sur l'idée sous-jacente qu'il n'y a pas d'opposants — ou de défenseurs, mais c'est plus rare — de principe. Le besoin de chasser les conflits d'intérêts s'est fait d'abord jour pour les questions de médicaments où il ne vient pas à l'idée de grand monde de contester l'utilité des médicaments en soi. Ces opposants se retrouvent dans des groupes largement décrédibilisés en général. Mais il existe d'autres domaines où de tels opposants existent. Leur donner un poids dans des forums d'experts revient à risquer d'interdire des pratiques bénéfiques. Ces opposants sont des militants, d'autant plus incorruptibles que rien ne les fera jamais démordre de leur opposition. On peut être sûr qu'il rendront toujours des avis négatifs, peu importent les mérites de l'objet ou de la substance étudiés.

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