L'objectif officiel des négociations en cours sur le climat est de limiter le réchauffement climatique à moins de 2°C par rapport à l'époque pré-industrielle (cf par exemple les conclusions de la Conférence de Cancun en 2010). J'ai déjà exprimé ma conviction par deux fois que cet objectif était intenable. Cette année, on va y revenir, diverses voix de connaisseurs du domaine se sont clairement exprimées sur le sujet en disant en substance que les scénarios du GIEC qui annonçait réussir la quadrature du cercle ne faisaient que servir la soupe aux politiques pour leur permettre d'afficher une réussite de façade.

Mais d'abord, commençons par voir ce qui est nécessaire pour limiter le réchauffement à 2°C. Le GIEC se base pour cela sur divers modèles économétriques où les émissions de CO₂ sont une donnée de sortie qu'on met dans un modèle du climat. Un certain nombre de ces modélisations ont eu lieu, et le GIEC a établi des sortes de scénarios moyens qui donnent une idée générale de ce qu'il faut faire pour les respecter. Ils sont désignés sous le titre de Representative Concentration Pathways suivi du forçage radiatif (une mesure de l'effet de serre additionnel). 4 scénarios moyens sont donc pris par le GIEC: les RCP2.6, RCP4.5, RCP6 et RCP8.5. Le scénario RCP2.6 est celui correspond à l'objectif officiel de la limitation du réchauffement à moins de 2°C. AR5_syr_scenarios_synthese.jpg AR5_CO2_budgets.jpg

Comme expliqué dans le tableau ci-dessus, le scénario qui permet de limiter le réchauffement à 2°C implique que les émissions de CO₂ soient limitée à 1000Gt. Comme proposé dans cet éditorial originellement publié dans Nature Geoscience, on peut alors se livrer à un petit calcul:

  1. La déforestation représente 4 ou 5 Gt/an. Si on considère qu'elle va s'arrêter en 2050 avec une baisse linéaire, on obtient entre 80 et 100Gt
  2. La production de ciment et plus précisément la calcination du calcaire est le principal procédé émetteur de CO₂ non compté dans les statistiques énergétiques. En comptant qu'aujourd'hui, elles représentent entre 1.5 et 2Gt/an, on peut compter que d'ici 2100 environ 100Gt seront émises (l'éditorial parle de 150Gt).
  3. Depuis 2010, 5 ans ou presque se sont écoulés, et on peut penser que la situation en 2020 sera surtout la poursuite des tendances actuelles. Actuellement, la combustion des combustibles fossiles pour la production d'énergie émet grosso modo 32Gt/an. En 10 ans, on atteint 320Gt.
  4. Si on suppose qu'après 2020, il y a une baisse linéaire des émissions, pour ne pas dépasser les 480Gt qui restent, il faut que les émissions venant de la production d'énergie s'arrêtent en 30 ans, soit en 2050.

Comme l'hypothèse d'une baisse franche dès 2020 et l'élimination en 30 ans des industries des combustibles fossiles sont des hypothèses héroïques, on peut déjà se dire qu'atteindre l'objectif officiel va être très compliqué.

Mais ce n'est pas tout: le scénario RCP2.6 ne compte pas vraiment atteindre le zéro émission des combustibles fossiles en 2050. Par contre, des émissions négatives sont prévues à partir de 2070, que ce soit dans la production d'énergie ou dans l'extension des forêts. RCP_ff_AR5.jpg emissions_450ppm_AR5.jpg Pour cela, la plupart des modèles font appel au BECCS pour BioEnergy, Carbon Capture & Storage, en clair, on brûlerait du bois, activité supposée neutre en carbone et on capturerait le CO₂ produit grâce aux technologies de capture et séquestration du carbone. Sachant qu'il est douteux qu'à grande échelle, brûler du bois soit vraiment neutre en carbone et qu'il n'existe qu'une poignée d'usines pratiquant la capture et la séquestration du CO₂ de par le monde, cela paraît tout de même sacrément optimiste! Un autre petit détail: utiliser autant de biomasse nécessiterait d'y consacrer de l'ordre de 5 millions de km² de terres arables, soit un peu plus de la moitié de la superficie des USA… C'est pourquoi on peut affirmer que 2°C, c'est faisable … mais uniquement dans les modèles!

Ces modèles qui permettent d'atteindre l'objectif officiel ont tout de même un défaut: ils permettent de créer un écran de fumée devant la situation réelle des choses. En effet, écrire un scénario où on peut se permettre d'extraire massivement du CO₂ de l'atmosphère permet d'émettre plus au total, avant que la capture ne commence à faire son effet. Cela permet de conserver le discours politique sur les négociations: il faut toujours agir maintenant si on veut «sauver la planète», ce "maintenant" se déplaçant au gré des sommets sur le climat et des rapports du GIEC. Il est en quelque sorte toujours 5 minutes avant minuit. Pour illustrer le problème, en 2010, le programme des Nations Unies pour l'environnement a publié un document sur les efforts à faire pour combler entre les politiques menées ou annoncées et ce qu'il faudrait faire pour atteindre l'objectif des 2°C: l'objectif des émissions à l'horizon 2020 était de 44Gt d'équivalent CO₂ pour l'ensemble des gaz à effet de serre. En 2015, le résumé pour les décideurs de la nouvelle édition mentionne 42Gt pour … 2030! En 5 ans, on a gagné 10 ans d'émissions «gratuites»: c'est fort!

C'est pourquoi des voix se sont élevées pour dire qu'il fallait que les scientifiques cessent de tenir ces scénarios pour crédibles et de les maintenir en avant. Il faut remarquer que c'est déjà le cas pour l'objectif de limiter le réchauffement à 1.5°C: les scénarios n'étaient déjà pas très nombreux en 2010, ils ont disparu aujourd'hui. On pourrait certes penser qu'abandonner l'objectif plus ou moins présent depuis les années 90 dans les négociations risquerait d'en couper l'élan: si tout est perdu, à quoi bon? Mais en fait, les conséquences du réchauffement climatiques empirent progressivement avec son amplitude et signaler que l'objectif originel ne peut plus être atteint serait surtout un signe que la situation est hors de contrôle et que la détérioration est déjà bien engagée. Si on continue à apporter des bonnes nouvelles aux responsables politiques, ils sont en quelque sorte protégés des conséquences de la procrastination puisqu'ils peuvent toujours prétendre que l'objectif sera atteint pendant que les négociations piétinent.

Des échos clairs de la situation sont parus en langue anglaise, et dernièrement dans la presse en français. Mais à la fin de la COP21, il ne faudra pas se laisser abuser: si les engagements ne permettent pas de tenir l'objectif des 2°C ce n'est pas par manque de volonté politique aujourd'hui, mais parce que l'objectif est devenu inatteignable.