Épisode précédent: le principe de précaution, principe juridique raisonné

On a vu que le principe de précaution était surtout une évolution du droit existant, il se caractérise par une exigence moindre en matière de preuve, en cela que de simples indices peuvent suffire. Mais les limites au pouvoir discrétionnaire de l'état sont toujours les mêmes: il doit y avoir une base rationnelle à l'action, les bénéfices et les risques — y compris économiques — doivent être évalués, les moyens mis en œuvre proportionnés à l'enjeu, les règles de preuves sont toujours les mêmes. Il arrive cependant que la mécanique se dérègle.

Il en est ainsi de l'arrêt anti antennes relais de la cour d'appel de Versailles de février 2009 qui a eu une certaine célébrité et fait l'objet de divers commentaires, du relativement serein au nettement plus négatif.

Les plaignants arguaient que la présence d'une antenne relais construite par Bouygues Télécom leur causait un trouble anormal du voisinage du fait de dommages potentiels pour la santé qu'on pouvait pressentir du fait de diverses controverses.

Plus précisément, les plaignants mettaient en cause les émissions tant dans le domaine des radiofréquences que dans celui des basses fréquences. Le domaine des basses fréquences s'étend de 1Hz à 1kHz, les radiofréquences de 1kHz à 300GHz. Ils mesurèrent un champ électrique compris entre 0.3V/m et 1.8V/m (cf p7 §4). En réponse, Bouygues fit valoir les normes proposées par l'ICNIRP à savoir que pour les radiofréquences, dans le domaine d'émission considéré, autour de 1.8GHz, la recommandation d'exposition limite pour le public est de 61V/m. Au moment du jugement, la recommandation pour les basses fréquences n'était pas encore publiée mais elle donne pour limite un champ de 5kV/m. On s'aperçoit donc que le champ mesuré correspond à environ 3% de la limite recommandée pour le champ électrique, soit 0.09% en termes de densité de puissance, ce qui est cohérent avec d'autres mesures effectuées en Angleterre où aucune zone accessible au public n'était irradiée à plus de 0.2% de la recommandation. On conçoit qu'alors, les plaignants ne pouvaient que contester radicalement le consensus scientifique et de chercher à se prévaloir d'une controverse scientifique.

Le fait que les basses fréquences provenant d'une antenne relais soient retenues comme une cause possible d'angoisse est un signe d'un jugement douteux. La cause probable de cette émission est en effet le courant fourni par le réseau électrique d'une fréquence de 50Hz (cf p8 §4). Retenir que de faibles champs électriques à ces fréquences puissent être la source d'une angoisse légitime auraient des conséquences drastiques sur le monde moderne en obligeant à revoir complètement le réseau de distribution électrique ainsi que nombre d'appareils! C'est aussi complètement à l'opposé de ce qui a été constaté au cours du 20e siècle: l'électricité est historiquement associée à une baisse de la mortalité et de la morbidité.

Les plaignants s'attachent donc à montrer qu'il existe une controverse scientifique, il font ainsi référence à divers «appels». Il s'agit de (cf p9 §3):

  1. L'appel de Salzburg où est recommandée une limitation de l'exposition à 100mW/m², alors que les plaignants arguent d'une exposition de 9mW/m² au maximum
  2. L'appel de Freiburg où des médecins disent constater une corrélation entre diffusion des équipements radiofréquences et diverses maladies. Les signataires se gardent de citer une quelconque étude scientifique et, mieux, ils contestent les résultats des études qui vont à leur encontre comme influencés par l'industrie. On apprend tout de même qu'à cette époque la cour constitutionnelle allemande considère le risque comme seulement hypothétique.
  3. L'appel de Bamberg, simple tract des opposants aux radiofréquences
  4. L'appel d'Helsinki où on nous cite pour la première fois une étude scientifique portant sur l'usage du téléphone portable. Il faut ici rappeler que les émissions dues au téléphone lui-même sont nettement plus fortes pour l'utilisateur à cause de la proximité du téléphone mobile. C'est d'ailleurs confirmé par les données fournies par les fabricants: on est souvent autour de 50% de la recommandation. Il y n'a donc guère qu'un facteur 500 de différence sur la dose reçue.
  5. La résolution de Benvenuto passée par l'ICEMS, dont une consultation rapide du site web donne à penser qu'il s'agit d'une dissidence de l'ICNIRP où les membres ne purent se faire entendre. Cette résolution jette aussi le doute sur les concurrents, affirmant qu'ils sont corrompus par l'argent du commerce.

Ces appels ont en commun de ne proposer aucune évaluation du risque posé par les antennes. On savait déjà à l'époque qu'il était bien difficile de lier l'utilisation du portable et des maladies, vu qu'aucune étude n'avait eu de conclusion définitive 15 ans après l'introduction du téléphone portable. On sait aujourd'hui que les effets cancérigènes ne se produiraient qu'avec un usage intensif et encore les preuves sont-elles limitées et certains ne sont pas du tout convaincus. Il est même depuis apparu une étude jugeant qu'il n'y avait aucun lien. Cela n'empêche pas la cour d'affirmer que (p9 §2):

Considérant que la confirmation de l'existence d'effets nocifs pour la santé exclut nécessairement l'existence d'un risque puisqu'elle correspond à la constatation d'une atteinte à la santé qui, en l'espèce, confinerait à une catastrophe sanitaire

En d'autres termes, si on constatait des effets sur la santé, ceux-ci seraient nécessairement catastrophiques. C'est tout simplement faux, le nombre de gens atteints par un problème correspond à la probabilité d'être atteint par le problème en question multipliée par la population exposée. La population exposée est effectivement importante mais la probabilité d'être atteint par la maladie supposée, le cancer, correspond à 2-3 cas pour 100k habitants. Même si on admet qu'un dixième de la population a un risque augmenté de 40% — ce qui correspond à ce qui est rapporté par l'étude INTERPHONE —, cela donne environ 60 cas supplémentaires par an en France. Plus de 350k cas de cancer y sont diagnostiqués chaque année. Difficile donc de parler de catastrophe sanitaire dans ces conditions et cela montre que les études statistiques peuvent démontrer l'existence de risques très faibles et en donner une estimation.

La cour affirme aussi que (p10 §8)

le caractère anormal du risque s'infère de ce que le risque étant d'ordre sanitaire, la concrétisation de ce risque emporterait atteinte à la personne des intimés et à celle de leurs enfants.

On ne peut qu'être étonné par une telle assertion. Si le simple risque — dont on vient de voir qu'il est d'ailleurs extrêmement faible — de subir une atteinte à la santé pouvait suffire à conclure au trouble anormal, une nouvelle fois, les plus grandes difficultés se poseraient dans une société moderne. Ainsi, on peut prendre l'exemple des routes. Il ne fait aucun doute que les routes et leurs abords sont risqués: il y a 4000 morts par an du fait de l'usage des automobiles. Quoiqu'on en dise, si on habite dans une propriété en bord de route, il y a un risque, certes extrêmement faible en général, qu'un automobiliste perde le contrôle de son engin et vienne vous blesser chez vous. On voit donc que la simple existence d'un risque ne suffit pas et qu'en tout cas d'autres considérations peuvent le rendre supportable. Dans le cas des automobiles, c'est sans doute que leur usage a des avantages indéniables et que tolérer leur passage près de chez soi représente une servitude qu'on est tenu de supporter dès lors que le risque pour la santé est minime. Or s'il est bien quelque chose qui est absent de l'arrêt, c'est bien un mot portant sur l'utilité que trouvent au téléphone portable l'écrasante majorité des Français. À tel point d'ailleurs qu'on peut sans doute arguer que le risque de cancer trouvé plus haut pâlit en comparaison avec les vies sauvées par les appels aux secours rendus plus faciles par ce biais. Et la présence d'antennes est une conséquence directe de l'usage de cette technique de communication.

Un mot enfin de la décision de démolition de l'antenne: les décisions prises au nom du principe de précaution doivent normalement être proportionnées au risque encouru et au dommage causé. On peut certes se dire qu'un antenne de plus ou de moins n'a pas nécessairement grande importance dans un réseau de téléphonie mobile. Cependant, dans l'autre sens, il est clair qu'il y a une limite d'intensité du champ électrique en deçà de laquelle la sécurité sanitaire est plus raisonnable, ce qui est d'ailleurs suggéré lorsque les situations dans d'autres pays sont évoquées. La cour se garde bien de faire la part des choses et interdit purement et simplement au motif que Bouygues Télécom ne propose rien et alors que la cour relève que cela fait partie des capacités de cette compagnie.

Finalement, la cour a procédé de la sorte: elle a pris en compte comme crédible le pire scénario qu'on lui présentait, n'a pas essayé d'évaluer raisonnablement les risques demandant en quelque sorte le risque zéro, n'a pas pris en compte les bénéfices de l'installation en question, a pris une position maximaliste sur la solution à adopter. C'est à mon sens la marque du principe de précaution dévoyé tel qu'il est souvent compris. En effet, si le principe de précaution était simplement le fait d'interdire toute technique pour laquelle un risque est pressenti, ou au moins pour lequel un risque est simplement crédible, alors, effectivement, il est à craindre que tout ce qui ne bénéficie pas d'une immunité face à ce principe — qui prend souvent la forme d'une exemption de l'existant — puisse être interdit à partir du moment où on réussit à faire entendre sa vision — apocalyptique en l'occurrence des choses — sans avoir à vraiment apporter de preuves. On ne peut que se féliciter qu'un tel arrêt n'ait pas connu de progéniture!

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